mardi, janvier 20, 2015

TOSCANE : LE BOIS SACRE DE BOMARZO


À une centaine de kilomètres à l'est du Parc des Tarots (dont on verra à quel point il fut source d'inspiration pour Le Jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle), nous sommes dans le Latium, région de Viterbo, où se situe BOMARZO, village d'origine étrusque, sentinelle sur la vallée du Tevere, qui après être passé sous l'autorité de l'Eglise, lia son histoire à celle de la famille Orsini, dont le château (1525-1583) domine le centre historique du village.
Le prince PierFrancesco Orsini, (1523-1585), connu sous le nom de Vicino Orsini, fut un homme d'armes pas très chanceux, qui guerroya un peu partout en Europe avant d'être fait prisonnier en France. C'est après le décès de son épouse, Giulia Farnese qu'il décide de se consacrer à la création du Sacro Bosco rebaptisé ensuite plus familièrement et au premier degré, Parco dei Mostri. Proche de la résidence des Orsini, le jardin occupe un terrain en terrasses abondamment végétalisé. Adhérant  au "goût" de son époque, Guido Piovene dans son ouvrage Un voyage en Italie, voit en effet dans les choix du prince, le reflet du "goût d'un Cinquecento maniériste, amateur de géants, de monstres, jouant de scénographies pour présenter plantes et animaux, d'occident et d'orient, avec la volonté de surprendre au travers encore de masques et travestissements.

 VICINO ORSINI

Ses déceptions politiques et militaires actées, le condottiere Vicino Orsini, homme de culture avant tout, va  enfin se consacrer à ses centres d'intérêt qu'il partage avec l'élite culturelle de l'époque, et plus particulièrement avec ses amis vénitiens dont il a fréquenté les cercles littéraires. Venise en effet, qui connaît à cette époque une décadence économique, renaît néanmoins comme capitale culturelle « vivante, saine, brillante sur le plan de l'esprit, triomphante encore et rendez-vous encore de l'Europe ».  
Vicino élabore son  projet de Bois Sacré à Bomarzo, son fief familial. Parmi les architectes et les sculpteurs qui comptaient dans ce siècle, les experts ont dans un premier temps hésité entre Pirro Ligorio, Bartolomeo Ammannati, Raffaello di Montelupo ou Vignola avant d'en attribuer la paternité à Pirro Ligorio,  comme semble le désigner un passage de son livre : Le Livre des Antiquités romaines. C'est au début de la seconde moitié du XVIe siècle que le parc put enfin inviter ses hôtes à venir se laisser surprendre par la monumentalité des œuvres qu'ils soient animaux fantastiques, grotesques, colosses.
Ce jardin auquel Vicino Orsini va se consacrer désormais, et qu'il dédiera à son épouse décédée prématurément, resta très peu connu de ses contemporains, si ce n'est son entourage d'amis lettrés. De fait, après la mort de Vicino, le parc tomba dans l'oubli durant trois siècles, jusqu'à ce qu'il fut acquis par la famille Bettini en 1870. Dans les années 10, Isabella Porges Borghese, duchesse de Bomarzo signala ces sculptures couvertes de mousse sous les ronces du parc. Ensuite, on a des traces d'une visite de Salvador Dali en 1938... mais ce n'est qu'en 1954 que des descendants des Bettini, amateurs d'art, Giovani Bettini et son épouse Tina Severi, entamèrent la restauration. À son ouverture au public, la population locale redécouvrit les sculptures et c'est ainsi que le Bois Sacré devint pour eux le Parc des Monstres.  
("Giovane che sfoglia un libro", de Lorenzo Lotto: portrait présumé de Vicino Orsini (Accademia de Venise)


FANTASTIQUE et EXTRAVAGANCE
L'entrée par un portique crénelé est curieusement des plus classiques, comme si on eut voulu multiplier, chez les visiteurs, l'effet de surprise et de mystère que se doivent d'engendrer la monumentalité et l'étrangeté des sculptures.
Une invitation qui s'apparente davantage à une interpellation, inscrite sur le banc, dit la Panca Etrusca, engageant ceux qui courent le monde pour admirer des merveilles artistiques consacrés, à venir voir ces horribles masques et animaux :
VOI CHE PEL MONDO GITE ERANDO VAGHI
DI VEDER MARAVIGLIE ALTE ET STUPENDE
VENITE QUA DOVE SON FACCIE HORRENDE
ELEFANTI LEONI ORSI ORCHI ET DRAGHI
 
liste des œuvres : clic sur image = agrandir


ILLUSION et DOUBLE LANGAGE 
À cette époque, l'architecture des parcs et jardins est un véritable défi entre la nature et l'art (cf. jardins de Boboli à Florence, et ceux du Palais Farnèse à Caprarola), pour ne citer que ces deux exemples remarquables de la culture maniériste. C'est le temps aussi de la construction du Palazzo Té à Mantoue, de celui de Pratolino à Florence, de la Villa Giulia à Rome et de la Villa d'Este à Tivoli, qui rivalisent de labyrinthes, de grottes, de stalactites, de cascades et de jeux d'eaux très élaborés et de statuaire monumentale. C'est aussi, en peinture, le travail d'Archimboldo...
Le projet de Bomarzo s'inscrit bien dans cette tendance maniériste d'inspiration théâtrale, qui a aussi du goût pour le fantastique et l'extravagance (au grand dam des "classiques") dans lequel l'architecte intervient pour donner du sens à ce qui semble complètement irrationnel. Néanmoins, le jardin de Bomarzo, sorte de cabinet de curiosités installé en plein air, garde une "intimité" et un caractère "privé", mettant en avant davantage le projet et l'empreinte du commanditaire et de ses messages qu'une mise en scène architecturale. Ici, le "labyrinthe des symboles" se découvre par stations, propres aux processions médiévales.
TU CH’ENTRI QUA CON MENTE
PARTE A PARTE
ET DIMMI POI SE TANTE
MARAVIGLIE
SIEN FATTE PER INCANNO
0 PUR PER ARTE
Cette épitaphe ouvre la réflexion et le débat :  toi qui entre ici avec l'esprit ouvert, dis-moi si toutes ces merveilles sont illusion...(ou double langage inganno signifiant duperie mais aussi duplicité) ou simplement de l'art...
Depuis sa redécouverte, le gigantisme, la "monstruosité" des statues et les nombreuses épitaphes qui accompagnent la promenade nourrissent l'imaginaire des grands et des petits, des scientifiques et des touristes. Pendant que quelques historiens de l'art et de l'architecture s'occupent de datation, d'attribution, de motivation, de signification et d'interprétation, des artistes, des amateurs de bizarrerie ont aussi, au travers de leur sensibilité ou d'appartenance à un courant culturel, livré leurs impressions et raconté leur histoire. Il semble que le manque de documents d'archives ne permettent pas toujours d'apporter la lumière sur les intentions du commanditaire.
 ...

You who enter here put your mind to it part by part and tell me if some many marvels were made by deceit or by design.) - See more at: http://slowitaly.yourguidetoitaly.com/2013/02/park-of-monsters-of-bomarzo/#sthash.9sBhTWd6.dpufLa sculpture grotesque et les nombreuses épitaphes sur les œuvres elles-même, ont donné lieu à de nombreuses et différentes interprétations plus ou moins scientifiques, variant au gré des sensibilités et des courants de leurs auteurs. Mais il semble que le manque d'archives ne permette pas de livrer de façon certaine les intentions philosophiques et artistiques de cette entreprise.  
Pour HORST BREDEKAMP : une création de haute expression intellectuelle, fruit de la volonté et du goût d'un prince "artiste et anarchiste" (Vicino Orsini e il Sacro Bosco di Bomarzo. Un principe artista ed anarchico (Roma,1989)
MAURIZIO CALVESI, historien de l'art, évoque comme source possible le roman Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, rédigé en 1467, un « Combat d'amour en songe » fondé sur la perte de l'être aimé (Polia dans le roman, Giulia Farnèse à Bomarzo, comme en témoigne le Tempietto qui lui est dédié au sommet du parc). Un parcours initial aurait donc été conçu sur l'exemple du voyage d'amour initiatique de Poliphili, où l'on retrouve le rêve, la forêt, le voyage et les diverses figures allégoriques qui l'accompagnent. Les statues monumentales et très suggestives auraient, quant à elles, fait partie d'une seconde période.(Gli incantesimi di Bomarzo. Il Sacro Bosco tra arte e letteratura (Milano, 2000).
Il voit aussi des analogies et des connexions surprenantes entre les figures qui peuplent le Bois Sacré et les poèmes de Boiardo, Orlando Innamorato et l'Orlando Furioso de l'Arioste, précédant de dix ans la réalisation du jardin.
" Les Monstres de Bomarzo d’ANDRE PIEYRE de MANDIARGUES, paru en 1957 chez Grasset avec des photographies de Glasberg, relate sa visite du parc de Bomarzo, en Italie, dont les sculptures grotesques l’impressionnent profondément. Non seulement ces statues incarnent la beauté baroque qu’il défend, mais la surprise de leur rencontre y adjoint le choc émotif qui en est à ses yeux un ingrédient nécessaire.
À la simple joie de la découverte d’une œuvre abandonnée succède une démonstration de la valeur et de l’avènement d’un nouveau genre de beauté, fantastique et baroque, par rapport à laquelle la visite aux monstres a un rôle d’exemplification. Cette beauté est placée sous le double signe de Lautréamont et de Sade.
...le groupe le plus surprenant (Il Fior Gigante) est un peu à l’écart ; on y parvient avec quelque difficulté, en se frayant un passage au travers des épines. Presque enseveli par la végétation, il y a là un géant de cinq à six mètres de haut, lequel tient par les jambes, renversée devant lui, une nymphe à sa taille, qu’il est en train de déchirer par écartement et dislocation des cuisses. Le visage du *violateur* (titan) est d’une beauté hagarde et sombre ; le geste, par sa brutalité grandiose, aveugle. Voudrait-on représenter par des formes concrètes cet égarement des sens et de l’esprit qui s’est parfois emparé des hommes et que l’on dit panique, on ne pourrait trouver mieux que tel, ce groupe colossal, perdu dans un petit bois méditerranéen tout bruissant crépitant de cigales, de sauterelles criquets. L’érotisme cruel n’a pas très souvent inspiré les sculpteurs, dans les pays de culture gréco-latine, et il a surtout produit des œuvres d’un d’un réalisme un peu décadent, telles que le Persée de Benvenuto Cellini.
Mandiargues dramatise la rencontre avec le titan, acmé de la visite du parc et, dans une description longuement travaillée, propose une interprétation tout à fait originale de la sculpture, dont s’amuse dans Bellezza e bizzarria l’historien de l’art Mario Praz — par qui Mandiarques a sans doute connu Bomarzo — et que Jacqueline Theurillat rejette fermement : « Non, l’Hercule de Bomarzo n’est pas la brute vue par Pieyre de Mandiargues. Si le geste est implacable, l’expression est sereine, l’intention morale : c’est l’acte d’un héros, philosophe et divinisé, qui triomphe de la Bête, de la bêtise et du brigandage et qui fonde par sa victoire la grandeur romaine » ... (extraits de la revue Recto Verso, Bomazo, Mandiargues) 



LE DERNIER MOT
à VICINO ORSINI
NOTTE ET GIORNO N0I SIAMO VIGILI
ET PRONTE A GUARDAR D’OGNI
INGIURIA QUESTA FONTE
NUIT ET JOUR, NOUS RESTONS VIGILANTS 
POUR QUE LA  PHILOSOPHIE DE CETTE OEUVRE
NE SOIT PAS PERVERTIE

SE RODI ALTIER GIA FU DEL SUO COLOSSO
PUR DI QUEST IL MIO BOSCO ANCHO
SI GLORIA E PER PIU NON POTER

FO QUANTO I0 POSSO 
Si RHODES FUT JADIS FIERE DE SON COLOSSE,
DE CELUI-CI AUSSI MON BOIS SE GLORIFIE,
ET POUR NE PAS POUVOIR PLUS,
JE FAIS CE QUE JE PEUX


INFOS
Photo Herbert List (1952)

INFOS PRATIQUES
http://www.parcodeimostri.com (choisir une langue pour accéder au site)

LECTURES
André Pieyre de Mandiargues, Les monstres de Bomarzo, Paris, Grasset, photographies de
Glasberg.
Manuel Mujica Lainez, Bomarzo (1962), Paris, Garamond Archimbaut, 1987
Hella H. Haase, Les jardins de Bomarzo (De tuinen van Bomarzo, 1968), Paris, Le Seuil 2000.

VIDEOS
Michelangelo Antonioni, La villa dei mostri (documentaire, 1950).
Geo-Magazine (RAI) : Bomarzo

SE LOGER
L'OMBRICOLO, Civitella d'Agliano, à 24 km de Bomorzo
LOCANDA SETTIMO CIELOSta Caterina/Lubriano, à 34 km de Bomorzo
LA LOCANDA DELLA CHIOCCIOLA, Seripola/Orte, à 20 km de Bomorzo


Repère cartographique (clic sur image = agrandir)

Le jardin des Tarots de Nikki de Saint-Phalle à Capalbio, 100 km environ
Civita-Civitella, un des beaux villages d'Italie





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